Par Marius-Joseph Marchetti,
Je commencerais tout d’abord par énoncer les défauts que je trouve à ce livre qu’est La Grève. Ce n’est pas le meilleur livre que l’humanité ait pu avoir sous la main. Parfois, il est clairement pompeux, et le roman de la célèbre romancière qui se vend toujours par plusieurs centaines de milliers d’exemplaire chaque année serait sûrement meilleur avec quelques centaines de pages en moins. Et pourtant, je vous en conseille la lecture. Sadique, direz-vous ? [Attention, la suite contient des Spoilers].
Qu’est-ce qui, malgré tout, me fait dire que vous devriez lire La Grève (ou Atlas Shrugged) ?
Mais commençons par le commencement. Qu’est ce, tout d’abord, que La Grève (traduction du livre original de Atlas Shrugged par Sophie Bastide-Foltz), célèbre best-seller écrit par la philosophe américaine, né russe, Ayn Rand ? La Grève est une aventure, et bien plus encore, une leçon de vie. C’est probablement pour cela que ce roman a marqué et qu’il est le deuxième livre le plus lu aux États-Unis après la Bible.
C’est une quête de l’homme rationnel, et non pas forcément de l’entrepreneur ou du businessman, comme on peut l’entendre chez les détracteurs de Ayn Rand. La Grève raconte l’effondrement d’une civilisation, orchestré par une caste de ploutocrates et de planiste, souhaitant tout régir à l’oeuvre de plan et de machinerie sociale. Il met en avant la fuite des « cerveaux », des scientifiques, des travailleurs, des artistes, qui ne souhaitent pas abandonner leur raison et leurs principes sur l’autel du culte de la violence et du mysticisme. Et à l’inverse, les agents du pouvoir possèdent des partisans dans chacune de ce que certains appellent les « classes sociales » : l’irrationnel professeur Akston, le connivent et riche James Taggart, propriétaire des chemins de fers (une sorte de Serge Dassault), et d’autres encore. Loin de l’habituelle lutte des classes marxiste qui opposerait prolétaires et capitalistes, Ayn Rand présente l’antagonisme qui caractérise les différents personnages par cette dualité qu’elle présente dans son Capitalism : The Unknown Ideal : celle de l’homme Actif, qui vît de son propre ouvrage et de sa Raison, et l’homme Passif, qui vît aux dépens d’autrui par le parasitage social.
« Depuis le début de l’histoire, deux antagonistes se tiennent face à face, deux types opposés d’hommes : les Actifs et les Passifs. L’Homme Actif est le producteur, le créateur, l’auteur, l’individualiste. Son besoin premier est l’indépendance – pour penser et travailler. Il ne veut pas et ne recherche pas le pouvoir sur les autres hommes – il ne peut pas non plus travailler sous aucune forme de contrainte. Tous les types de bons travaux – de la pose de briques à l’écriture d’une symphonie – sont faits par l’Homme Actif. Les degrés de l’habileté humaine varient, mais le principe fondamental reste le même : le degré d’indépendance et d’initiative d’un homme détermine son talent en tant que travailleur et sa valeur en tant qu’homme.
L’Homme Passif se trouve à tous les niveaux de la société, dans les manoirs comme dans les bidonvilles, et sa marque d’identification est sa crainte de l’indépendance. C’est un parasite qui s’attend à être pris en charge par les autres, qui veut suivre des directives, obéir, se soumettre, être réglementé, être instrumentalisé. Il accueille positivement le collectivisme, qui élimine toute possibilité qu’il pourrait avoir de penser ou d’agir de sa propre initiative. »[1] Ayn Rand, Readers Digest, Janvier 1944, pp 88-90
Le roman a un certain intérêt car il permet de cerner également certains points de vue philosophiques, le point de vue d’Ayn Rand sur Aristote, sur Kant (même si on peut amèrement regretter que Rand ait vu en lui un ennemi, « L’homme le plus néfaste de l’histoire de l’humanité »[2], alors qu’il est indubitablement, sous bien des points, un de ses grands alliés), Platon … L’homme de Ayn Rand est Romantique, d’un Romantisme rationnel. Cet homme, qui suit les principes de la Raison, n’est pas parfait de nature : ce sont ses actes et les principes qui le guident qui le rendent comme tel. C’est pour cela que Rand déclare que ses personnages existent réellement. Ils n’existent pas en tant que tels, mais les principes qui les guident existent bel et bien, comme l’indépendance d’esprit, l’estime de soi, la volonté de s’assumer et de ne pas se soumettre. À bien des égards, le romantique randien est agoriste (à savoir qu’il est prêt à passer par le marché noir pour ne pas subir le joug des hommes de l’État qui régentent la vie de chaque individu du monde de La Grève) comme Ragnar, Francisco d’Anconia et John Galt. L’homme randien fuit la société étatisée avec d’autres pairs et recherche des compagnons, au fond d’un ravin où ils refondent une civilisation qui s’écroule ailleurs.
Les disciples de Say développeront avec complaisance cette opposition ; ce sera leur arme favorite contre le despotisme. Puisque l’industrie réalise l’harmonie entre tous les hommes, « les maximes exclusives et jalouses des vieux Etats de l’Europe[32] » sont un non-sens politique et économique. La science ignore la division des nations. Elle ne connaît qu’une distinction, profonde et universelle, entre ceux qui produisent et ceux qui ne produisent pas, ceux qui créent la richesse et ceux qui la détruisent. L’idée marxiste de la lutte des classes a ses racines dans la doctrine libérale de l’école de Say. Marx l’a empruntée, en la modifiant, à Guizot et à Augustin Thierry qui ramènent toute l’histoire, depuis la fin du moyen-âge, à la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie. Mais cette idée, A. Thierry l’a puisée dans la doctrine de Saint-Simon et dans le Censeur européen, par lequel, comme on le verra plus loin, elle se rattache A. Say. Seulement, tandis que, pour Marx, la lutte est, au sein même de la classe productive, entre prolétaires et capitalistes, elle est, pour Say et ses disciples, entre la classe productive et la classe improductive contre laquelle ils crieraient volontiers : « Producteurs de tous les pays, unissez-vous ! » Edgar Alix, J.-B. Say et les origines de l’industrialisme [3]
C’est l’industrialisme de Jean-Baptiste Say et des libéraux français qui réside sous les discours aristotéliciens des personnages, et qui illustre la dénonciation du parasitisme politique qui détruit le monde. Il n’y a que des biens que l’on échange contre d’autres biens, et c’est pour cela que la production comme moyen économique de subsistance caractérise l’existence de l’homme libre, à l’inverse du pillage qui est le fondement de tout système d’esclavage. Et si il est une chose qui a probablement grandement interpellé les lecteurs, c’est la ressemblance souvent flagrante entre la société collectiviste du roman et l’étatisme ambiant qui brime et obscurcit l’existence de nos contemporains.
Pour ça et bien d’autres choses donc, je vous conseille la lecture de cette œuvre phare d’Ayn Rand.
[1] : https://www.institutcoppet.org/le-seul-chemin-pour-demain-par-ayn-rand/
[2] : https://www.institutcoppet.org/ayn-rand-et-kant-une-analyse-comparative-par-alexander-mccobin/
[3] : https://www.institutcoppet.org/j-b-say-et-les-origines-de-l-industrialisme/