Par Marius-Joseph Marchetti,
De nos jours, beaucoup critiquent le socialisme en France, à raison ou à tort, comme étant le dénigrement de la société, la cause des turpitudes économiques, ou s’en réclament, car celle-ci est jugée comme étant la doctrine de la justice sociale, celle qui promeut la “société progressiste” et brise les classes. La réalité du socialisme français est cependant plus compliquée que cela, et s’inspire bien plus de l’auteur du “nouveau christianisme”, Saint-Simon, que de Marx.
I. De quoi le socialisme français est-il le nom ?
Le socialisme français, portant fort bien son nom, est issu d’une branche particulière. Si à bien des égards, bien des individus issus de certains syndicats ou partis peuvent mériter le terme de “marxiste”, ce n’est pas cette branche du socialisme qui domine en France, malgré la véhémence de certains. Il serait cependant stupide de nier que le socialisme, et le “socialisme scientifique” plus précisément, n’a pas d’emprise dans la France moderne, et ce depuis des décennies. Mais qu’est ce donc que ce socialisme scientifique ?
Il n‘est rien d’autre que la justification trouvé par Saint-Simon pour diriger les masses qu’ils jugent “ignorantes” et soumises à toutes les passions. C’est ainsi que nous devons à Saint-Simon toute la démarche scientiste, c’est à dire “la conviction qu’à moins que les choses ne se fassent sous la surveillance rigoureuse de ceux-là seuls qui comprennent de quels matériaux se compose le monde, celui de la nature comme celui des hommes, on n’aboutira qu’au chaos et à la frustration. Cela n’est possible que par le biais d’une élite.” (Isaiah Berlin, La liberté et ses traîtres)
Ainsi Saint-Simon, aidé par la double morale qu’il invoque, celle que les législateurs utilisent pour eux et celle qu’ils utilisent pour les masses, guide les peuples à l’aide de ces techniciens du peuple et de la marche de l’histoire qu’il défend. Ces techniciens, déduisant la marche de l’histoire grâce à une approche technologique plutôt que purement matérialiste (comme le fait Marx), ordonne les masses jusqu’à l’atteinte de la société progressiste, grâce à un vaste réseau construit par la finance internationale. Oui, vous lisez bien, camarades socialistes. Saint-Simon apprécie grandement les analogies, et à chaque époque, il y a eu des planificateurs, de grands dominants. Ainsi, comme l’écrit Saint-Simon, l’Empire Romain était grand car il régnait sur la quasi-totalité de l’humanité ; et le Moyen-Age était grand car c’était l’Eglise qui imposait sa discipline au monde entier. Mais qui, à notre époque, remplit ce rôle de discipline et d’unicité qui caractérisait L’Empire Romain et l’Eglise ? Saint-Simon répond que ce sont les banques et le crédit !
De plus, Saint-Simon est le “premier prophète des religions laïques” (comme le décrit Isaiah Berlin), car il se rend compte qu’il ne peut pas guider les hommes avec la seule aide de la technologie. Il lui faut un nouvel appui métaphysique : quoi d’étonnant lorsque l’on défend un nouveau culte, un nouveau messianisme, Messie incarné par Saint-Simon lui-même ? Comme le dit bien Isaiah Berlin, “il sentait qu’il fallait faire quelque chose, parce que la seule technologie ne suffit pas à nous mener au savoir, et que les croyances des hommes doivent être rattachées à quelque chose.” (Isaiah Berlin, la liberté et ses traîtres, page 212)
Tout le système que nous propose Saint-Simon repose sur un terrifiant système néo-féodale, et le mondialisme parsème de toutes parts son oeuvre, comme un horrible “hoax d’extrême droite” qui deviendrait réalité. C’est ainsi que chez Saint-Simon, “La liberté, la démocratie, le laissez-faire, la féodalité, toutes ces notions métaphysiques, ces slogans, ces mots sans grande signification, doivent disparaître pour laisser place à quelque chose de plus clair, de plus neuf, de plus audacieux ; la grande entreprise, le capitalisme d’Etat, l’organisation scientifique, une organisation de la paix mondiale, un parlement mondial, une fédération mondiale.” (page 215, Isaiah Berlin). Et Berlin de conclure : “Tout cela est saint-simonien.”
En France, encore, ce socialisme scientifique, packagé avec une forme de “libéralisme politique” et égalitaire, est en train de récupérer le terme de “libéralisme” ou de “social-libéralisme” à l’insu des vrais libéraux qui se trouveront dans la même situation que les américains et canadiens avant eux, lorsque “Liberalism” n’a plus été que le nom donné à ceux qui défendaient l’interventionnisme étatique et le New Deal. Les libéraux, face à cette atteinte contre leur héritage, devront peut-être penser à leur future alliance, à une tryptique d’un autre genre, celle du libéralisme qui se veut philosophie du Droit, du réactionnariat qui se fait le défenseur des corps intermédiaires de l’homme, du socialisme individualiste qui repose sur l’association comme la concurrence ? Ce sera la Tryptique anarchiste. Mais d’abord nous devons reconsidérer et renouveler le socialisme, pour qu’il ressemble moins à Marx et Saint-Simon qu’à Proudhon et Oppenheimer.
II. Comment le socialisme doit renaître pour remplir pleinement son rôle ?
Nous avons déjà donné quelques indications sur “comment” le socialisme doit se renouveler pour remplir son rôle, à savoir mettre fin à l’exploitation de classe. A bien des égards, Oppenheimer et Proudhon nous donnent des pistes non négligeables : la mort de la grande propriété foncière chez l’un, le fédéralisme chez l’autre.
Oppenheimer, dans son livre l’Etat, nous parle bien volontiers de Marx, mais pas nécessairement en bien. Selon lui, Marx a fait plus de mal de bien, car il a popularisé des demi-vérités. Il prend l’exemple de la définition des classes de manière économique par Marx, et dit que l’auteur du Capital a allègrement confondu le moyen économique avec le but économique. Or, pour Oppenheimer, ce n’est pas la concurrence et la société capitaliste qui est en tort dans l’exploitation des classes, mais la grande propriété foncière qui monopolise toute la “plus-value” des travailleurs. Confondant le moyen et le but, Marx demande la fin du capitalisme par la dictature du prolétariat, Oppenheimer demande la mort de la grande propriété foncière qui tue et corrompt le capitalisme et les prolétaires. L’un demande la mort du moyen économique, l’autre l’abolition des privilèges politiques à certains propriétaires fonciers et capitalistes.
« On peut observer chez un penseur du rang de Karl Marx même à quelle confusion l’on arrive dès que l’on ne sépare pas strictement le but économique du moyen économique. Toutes les erreurs qui détournèrent finalement si loin de la vérité la grandiose théorie marxiste, ont leur source dans ce défaut de discernement entre le but et le moyen de la satisfaction économique des besoins, confusion qui conduisit l’auteur à définir l’esclavage : catégorie économique, et la violence : puissance économique ; demi-vérités qui sont plus dangereuses que des erreurs complètes car elles sont plus difficiles à percevoir et rendent les fausses conclusions presque inévitables. »
Franz Oppenheimer, L’Etat
Cependant, il faudrait ajouter une part non négligeable à l’examen d’Oppenheimer, et c’est la part injustifiée de la propriété intellectuelle dans la distribution actuelle des richesses plus que la propriété foncière. Si les “Droits d’auteurs” peuvent être légitimes car résultant d’une liberté contractuelle, les brevets sont purs exploitation, car une âme productive ayant découvert par ses propres moyens un nouvel objet s’en verrait déposséder car elle n’a pas été assez rapide pour la découvrir. Autant dire que les “propriétaires de droit intellectuel” sont les nouveaux grands propriétaires fonciers de notre époque, et qu’ils monopolisent une part non-négligeable de la “plus-value” tous les productifs de la société. C’est autour de la destruction des nouveaux moyens de monopolisation que le nouveau socialisme doit renaître, et c’est dans ce but qu’il doit rejoindre le libéralisme.
Proudhon, quant à lui, nous parlant de son fédéralisme, fait à bien des égards référence à John Locke (peut-être en l’ignorant), lorsqu’il nous parle du contrat commutatif de la société, à savoir l’association comme ne défendant que les biens légitimes de chacun, et donc dans un sens strictement négatif, et en cela, il s’oppose bien volontiers à Rousseau qui dans un élan de liberté, proclame que l’Etat est le maître de tous les biens et de toutes les personnes. Or le contrat commutatif de Proudhon se traduit de manière négative, il nie et rejette toute aliénation de l’individu à la communauté.
« Puisqu’en autres termes le régime libéral ou contractuel l’emporte de jour en jour sur le régime autoritaire, c’est à l’idée de contrat que nous devons nous attacher comme à l’idée dominante de la politique. »
Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, 1863.
De ses deux représentations, on retrouve deux choses : un “socialisme de marché”, qui cautionne l’association et la concurrence comme les bases de la société (cf Proudhon) et permet à chacun l’ascension sociale avec des nouvelles aristocraties et classes populaires fluctuantes (cf Piero Gobetti) ; et on y retrouve le “socialisme individualiste”, celui qui ne demande point à l’individu de s’aliéner à la communauté ou à des autorités politiques, comme chez Proudhon, Oscar Wilde, etc …
Puisse le ciel nous permettre un jour de voir surgir un tel socialisme ! Et méfions-nous toujours des prêcheurs de bonne parole, comme le dit parfaitement Albert Camus, « le bien-être de l’humanité a toujours été l’alibi des tyrans ».