Par Marius-Joseph Marchetti,
Je commence ce billet, tout d’abord, par une introspection sur ma propre philosophie, qui, comme d’autres, souffrent des maux d’une époque nécrosée.
C’est aujourd’hui , dans le coeur intellectuel de mon île, que je m’interroge ; que j’ai pesé le pour et le contre, sur cette philosophie politique qui caractérise les libertariens. Et l’étant toujours intrinsèquement, et plus encore aujourd’hui qu’auparavant, je ressens à la fois la douleur qu’occasionne ma mue, et la peau neuve de ces idées que je pensais comme acquise.
J’étais niais, il y a plusieurs années, lorsque j’étais abreuvé des superstitions politiques : celle de la démocratie, du droit divin des parlements, du nationalisme (quel qu’il soit d’ailleurs, cela n’a à la marge pas grande importance). Je le fus encore, lorsque j’assimilais le progressisme, la tabula rasa, à l’idée de liberté. Peut-être encore le suis-je (et très certainement, dois-je l’être), lorsque dans quelques années, j’arrêterais de qualifier ma pensée de libertarienne. Trop souvent, je me suis enfermé dans des systèmes définis : Oui, Rothbard, Rand, Hayek, avaient pu m’apporter bien des éclaircissements. Mais m’enfermer en eux, c’était m’interdire de diriger ma capacité réflexive vers des contingents d’autres penseurs, certains libéraux, d’autres non, mais mettant néanmoins la lumière sur une pléthore de détails d’importance. Bien des points de vue que j’ai pu avoir à l’époque ont changé, et même le fait religieux m’apparaît différemment ; il tourbillonne dans ma tête cet étrange gloubi boulga de Jouvenel, de Maistre et de Proudhon. Chacun a eu ses torts intellectuels, et chacun d’entre nous est condamné à en avoir, pour peu que notre représentation du monde diverge. Mais chacun a ses vertus, que nous devons déceler, dont nous devons connaître les signes, les liens réels avec la réalité. La distinction ami/ennemi en politique n’est-elle pas révélatrice de certaines relations de cause à effet en certaines occasions, et totalement inutile en d’autres ? L’état de nature hobbésien, si il décrit bien mal les hommes individuels, n’est-il pas une excellente représentation de l’anarchie inter-étatique, comme le suggère Raymond Aron ? Le conventionnalisme et le jusnaturalisme n’ont-ils pas place égale dans le libertarianisme, ne méritent-ils pas d’être, non point des doctrines séparées, mais des imbrications d’éléments successifs expliquant et assimilant la liberté et le plein usage des moeurs à une régence d’un ordre naturel, non qui préexiste, non qui se construit, mais qui se fait ; pas consciemment, mais dans la plus grande ignorance de ceux qui agissent ; non point par la construction schématique de la pensée, mais par l’action, même la plus anodine ?
C’est tout le jeu dangereux de la liberté, auquel nous sommes amenés à jouer pour la préserver, et pour la défendre dans les lieux de la modernité. Qu’est ce qui garantissait des moeurs fortes, en leur temps, si ce n’est la liberté elle-même ? Mais qu’est-ce que la liberté, si ce n’est la liberté des moeurs, celles des usages, celle qui se défend de l’arbitraire patent ? Et qu’est-ce qui peut bien garantir la Liberté, si ce n’est l’Homme aguerri qui souhaite conserver la liberté de l’habitude ? Cette figure de l’Homme fort (et non du militant, du soldat, qui parsème nos sociétés) n’existe plus, ou en très peu d’hommes, et de manière partielle. Ce sont ceux qui ont su se passer de ce que les Corps (intermédiaires, physiques et spirituelles) n’ont pu leur apporter.
Ce “Militant-Man”, celui qui pullule dans les “militant society” (sociétés militaires) décrites par le sociologue anglais Herbert Spencer, est un Homme-Masse (cf. José Ortega, la Révolte des masses), c’est-à-dire uniformisé, peut-il défendre ses libertés individuelles qu’il prétend chérir et qu’il matraque dans le plus commun de ses quotidiens ? Cessera-t-il de se dire le monde, de ne se voir que comme un frère parmi tant d’autres, et s’accordera-t-il le droit de ne point être l’agneau sur l’autel de barbares n’ayant pour autre vue que la vision de nos corps ensanglantés dans les mares de leur symbolique abject ?
J’invoque cependant les conservateurs enthousiasmés par ces mots à se calmer, car les maux présentés ci-dessus leur sont dues tout autant qu’à ceux que nous appelons bien aimablement islamo-gauchistes, car c’est la société constructiviste qui a fait de l’individu un pion et un homme-masse. Ils se sont voulus meilleurs maîtres que les prophètes de gauche, et de partout, ils ont affaibli et conspué l’âme humaine. Si la décadence vient du plaisir sans limite, la conservation des moeurs parasites poussent tout autant les peuples dans les bras du vice. La seule chose qui peut encore séparer la gauche étatiste et la droite interventionniste, c’est la fin qu’il recherche. Le moyen utilisé est toujours le même, la violence, et la conséquence strictement similaire, la fin du bonheur, des libertés, et in fine, la décadence des moeurs et de ce qui est cher et utile à l’homme.
La capacité des hommes à changer, en réalité, viendra de la fin du “vouloir” et du “vouloir laissez-faire à d’autres”, de la rétractation de tous les pouvoirs mis dans les mains de quelques hommes et parfois de tous, pour que chacun puisse enfin agir à sa convenance, et c’est toute la différence entre la société constructiviste (ou construite) et la société spontanée, qu’elle soit de “gauche” ou de “droite”. Car si ce qui caractérise l’individu dépend de son “point de départ”, ses actions passées, présentes et futures, sont autant d’épreuves et d’éléments de sa constitution propre.
Ce billet se termine ici, et comme vous l’aurez certainement remarqué, notre interrogation première, concernant les capacités des hommes à changer par l’agir n’a pas de réponse. Car l’agir, comme les conséquences subséquentes de l’agir, le changent. L’homme singulier comme le tout dont il fait partie changent par séquence régulière, et forme une série de strate qui au final, impacte l’homme dans ses connaissances, ces sentiments et sa manière d’agir à l’avenir (comme une forme complexifiée d’un check and balances).
Alors, est-ce que la plus petite minorité sur Terre, celle qui n’a jamais subi autant de critiques qu’en cette période, à savoir l’individu, arrivera à se sauver du cataclysme à venir ?
Les prochaines années nous le diront.